Discussion avec Daniel Payette, psychologue organisationnel et conseiller principal en évaluation et développement du leadership chez Optimum Talent.
Notre conscient, cette boule de neige sur l’iceberg
Dans ses travaux sur l’inconscient, Freud a affirmé que notre conscient ne représentait que l’infime partie de l’iceberg qui se maintient sur la surface.
Au tournant du 21ème siècle, Timothy Wilson, psychologue social et auteur de Strangers to Ourselves, précisait « qu’avec une perspective plus moderne sur la question, on réalise maintenant que Freud avait gravement sous-estimé l’importance de l’inconscient ». Le conscient ne représentant, toujours selon Wilson, « qu’une boule de neige sur l’iceberg. »
C’est avec cette perspective que j’ai voulu approfondir la notion de biais inconscients pour en faire une série d’articles. Ils ont pour but de décortiquer comment nos biais ont participé à bâtir le milieu de travail tel que nous le connaissons aujourd’hui, en influençant la façon dont nous prenons nos décisions. Cet article est le premier d’une série de 4.
Les articles suivants traiteront :
- Des bénéfices liés à la prise de conscience des biais en entreprise
- Des compétences à développer pour encourager la diversité et l’inclusion véritable en entreprise
- Des outils en milieu de travail qui peuvent nous aider à objectiver nos décisions
L’origine de nos biais
Daniel – « Nos biais sont en fait le résultat des raccourcis que notre cerveau prend, la plupart du temps inconsciemment, afin de sauver de l’énergie et du temps. Ces raccourcis sont utiles, puisque sans eux, nous serions submergés d’informations et inaptes à prendre des décisions au quotidien. Les biais sont en quelque sortes l’effet secondaire de ce processus adaptatif, qui nous amène dans certaines situations à commettre des erreurs, des distorsions. »
Les biais nous ont aidé à survivre en tant qu’espèce
Notre cerveau apprend donc à traiter les informations, à les amalgamer afin que l’on consacre notre énergie sur nos tâches quotidiennes. Ces raccourcis ont été au cœur de l’évolution humaine, alors que l’on devait survivre en apprenant à dissocier les informations routinières à celles potentiellement liées à un danger.
Si notre cerveau traitait le rugissement d’un lion avec la même attention que le bruit du vent ou la sensation de l’herbe sur la peau, nous serions une espèce éteinte depuis longtemps. Pour assurer notre survie, notre cerveau priorise et élimine des signaux de notre conscience, sans remettre en doute les décisions qu’il prend en mode ‘inconscient’.
Albert Moukheiber, Ph.D en neuroscience et co-fondateur de Chiasma en parle davantage dans son Tedx Talk.
Et maintenant?
Dans un exemple plus contemporain, nous n’avons qu’à nous rappeler notre première semaine chez un nouvel employeur. À quel point elle a été épuisante! C’est tout simplement parce qu’un tas de nouvelles informations était envoyé vers notre cerveau, à une vitesse plus importante qu’ordinaire. Nous tentions d’en traiter le plus possible, mais sans être en mesure de séparer les signaux critiques de ceux qui le sont moins.
Le niveau d’énergie nécessaire à l’analyse de ces données était donc considérable, compte tenu que notre cerveau les interprétait pour la première fois. Nous nous rappelons qu’après quelques semaines, la sensation de fatigue s’amenuise, nous nous sommes habitués à notre environnement de travail et à ses outils pour maintenant y prendre une foule de microdécisions, sans effort conscient (céduler une rencontre, enregistrer un document dans SharePoint, rédiger un rapport…). Une quantité d’énergie non négligeable est donc préservée.
C’est d’ailleurs sur ce concept de prise de décisions inconscientes vs. celles qui nécessitent des efforts conscient que le psychologue et économiste Daniel Kahneman a consacré sa vie. Certains d’entre nous ont peut-être lu son populaire livre : Thinking Fast And Slow (résumé (en anglais)).
Dans cet ouvrage, Kahneman explique que notre cerveau aime travailler avec l’information qu’il possède déjà, au dépend d’avoir à déployer un effort conscient pour créer de nouvelles notions.
Le rôle qu’a pris nos biais dans le milieu des affaires
Dans l’évolution de l’espèce humaine et dans notre vie quotidienne, nous comprenons l’importance des biais, mais quels sont leurs impacts sur la construction du milieu des affaires?
À ce point-ci, j’aimerais prétendre que nous réalisons tous que nous avons des biais et qu’ils teintent inconsciemment nos décisions…vraiment? Ce n’est pas toujours si évident.
Il y a quelques années, Kristen A. Pressner, aujourd’hui l’une des dirigeantes du département RH chez Roche Diagnostics, s’est surprise à accorder un traitement différent à deux requêtes similaires de révision salariale : l’une provenant d’un homme, et l’autre d’une femme. C’est cet évènement qui a déclenché sa prise de conscience quant aux biais inconscients qu’elle entretenait, et qui participaient au maintien de préjugés, ou de pratiques injustes dans le milieu des affaires. Son Ted Talk vise à sensibiliser et à offrir des avenues pour minimiser les effets de nos biais.
Danger! Dans le milieu des affaires
Daniel – « Assez ironiquement, bien que notre cerveau soit un organe redoutable pour assurer la survie de l’espèce, les biais engendrés par les raccourcis qu’il prend peuvent devenir rapidement problématiques dans un contexte d’affaires. Les décisions redondantes, par exemple choisir les C.V. pertinents lors d’embauches massives, sont particulièrement sujettes à ce phénomène.
Ce mode raccourci est aussi exacerbé lorsqu’un individu est fatigué, stressé ou inconfortable. C’est alors que le milieu des affaires devient en quelque sorte un incubateur à biais inconscients. »
Les biais inconscients souvent observés dans le fonctionnement des organisations
Daniel – « Question difficile à répondre, considérant qu’ils sont nombreux! Buster Benson, auteur et ancien chef de produit chez Slack, s’est penché sur la question pour enfin en recenser plus de 200, qu’il continu à mettre à jour sur son site et sur Wikipedia.
Si je raffine mes observations pour me concentrer sur les biais les plus récurrents, voici mon top cinq: »
Le biais de confirmation
Daniel- « Je pense que c’est le plus dangereux, ou du moins le plus saillant. Le biais de confirmation vient donner plus de poids aux observations, arguments ou démonstrations qui vont dans le même sens que nos valeurs et nos opinions préexistantes. Il va de soi que le biais de confirmation tend également à nous faire soupeser les arguments qui vont à l’encontre de nos valeurs. »
On peut souvent observer le biais de confirmation chez un recruteur. Par exemple, si un candidat est jovial et dynamique en entrevue téléphonique, le recruteur aura tendance à le percevoir tout aussi dynamique lors de son l’entrevue en personne. Objectivement, le niveau de dynamisme du candidat n’est peut-être en rien exceptionnel, mais le recruteur cherchera, inconsciemment à confirmer que si.
On peut aussi penser à un gestionnaire qui interdirait le télétravail au sein de son secteur, jugeant que cette pratique amenuise la cohésion de son équipe. Ce même gestionnaire accordera beaucoup plus d’importance aux évènements, études et articles qui confirment son opinion.
L’effet pygmalion
Largement documenté dans le milieu de l’éducation (on peut penser à l’étude Rosenthal-Jacobson) l’effet pygmalion veut que les conceptions et attentes d’un individu envers un autre influencent directement le comportement de ce dernier.
Dans le monde des affaires, et plus précisément en gestion, l’effet Pygmalion a souvent fait l’objet d’analyses en science du comportement. Ces analyses ont révélé que :
- « Les attentes d’un gestionnaire envers les membres de son équipe et comment celui-ci les traite aura une grande influence sur leur performance et leur cheminement de carrière;
- Les meilleurs gestionnaires ont la capacité de fixer un niveau d’attente élevé, que les membres de leur équipe atteignent;
- Les gestionnaires moins performants ne parviennent pas à développer de telles attentes. Par conséquent, la productivité de leur équipe en souffre;
- Les membres d’une équipe ont tendance à accomplir ce qu’ils croient qu’il est attendu d’eux.»
Pour expliquer l’effet Pygmalion, Daniel mentionne également l’exemple des entrevues. « Si un recruteur se fait donner une référence négative quant au candidat qu’il s’apprête à passer en entrevue, on observera qu’il sera moins chaleureux et plus exigeant lors de l’entrevue. Cela aura pour effet d’amoindrir la performance du même candidat et, en quelque sorte, confirmer le biais du recruteur : il avait raison de douter du candidat. »
L’effet de halo
Daniel- « L’effet de halo représente notre tendance à se concentrer sur une caractéristique que l’on apprécie chez une personne pour conclure que cette personne doit être nécessairement quelqu’un de bien. L’effet contraire, appelé l’effet horn, consiste à ne retenir qu’un trait qui nous est désagréable chez une personne pour conclure que celle-ci doit nécessairement être détestable. »
Pour décrire ce biais dans le milieu des affaires, on peut penser à l’intégration d’un employé au sein d’une équipe. Lors de la première rencontre, si le participant se présente bien habillé et bien peigné, le gestionnaire et ses collègues pourraient, inconsciemment, conclure que cette personne doit nécessairement être performante, puisqu’elle paraît si bien mise.
Erreur fondamentale d’attribution
Daniel- « Ce biais intervient lorsqu’on se concentre plus sur la personnalité d’un individu, que sur les circonstances d’une situation pour expliquer son comportement. Par exemple, lors d’un premier contact téléphonique avec la réceptionniste d’un commerce, si celle-ci nous répond un peu sèchement, nous aurons tendance à la qualifier de malcommode. Le fait que peut-être qu’elle vient d’apprendre une nouvelle qui l’attriste, ou bien qu’elle vienne de se faire réprimander par son supérieur, est souvent retiré de nos conclusions. »
L’erreur d’attribution peut jouer un rôle critique dans l’évaluation de la performance. Par exemple, si un chef de produit accuse un retard sur un projet, on pourrait faire des raccourcis et dire que cet employé ne répond pas aux exigences, car il est désorganisé. On oublie qu’objectivement, celui-ci travaille sur un projet difficile qui comporte des livrables exigeants sur un échéancier très strict.
Dans les deux cas, on surestime l’incidence de la personnalité et des caractéristiques personnelles de l’individu au détriment de la cause réelle qui provient de l’environnement de cet individu.
Le biais de disponibilité
Daniel- « Ce biais est aussi vastement répandu en entreprise. L’heuristique de disponibilité explique entre autres pourquoi certaines organisations sont tant influencées par le discours ambiant et les “modes” de gestions passagères. Un gestionnaire, sensible aux récents écrits sur l’importance de l’agilité, pourrait imaginer qu’il s’agit du problème fondamental à régler pour améliorer l’efficacité de son équipe. Alors que d’autres enjeux, peut-être plus pressants pour l’organisation, ont davantage d’incidence. »
Le diagnostic du gestionnaire a donc été influencé par l’information dont il se rappelle facilement, c’est-à-dire celle avec laquelle il a été en contact récemment.
Se connaître avant tout
Il reste des dizaines, voire des centaines de biais sur lesquels on peut s’attarder pour mieux comprendre comment notre cerveau prend ses décisions. Lorsqu’on parle du milieu des affaires, l’éveil et la connaissance de soi permet d’élever les consciences pour commencer à bâtir des organisations plus objectives, et par conséquent souvent plus performantes.
Comprendre l’origine de ces biais et identifier certains susceptibles de nuire au fonctionnement des organisations est certainement la première étape. On peut cependant instaurer certaines stratégies pour mieux les gérer. C’est ce dont traitera le prochain article.
Merci à Daniel Payette, psychologue organisationnel et conseiller principal en évaluation et développement du leadership chez Optimum Talent.
Daniel s’intéresse à la question des biais inconscients et de l’influence générale du cerveau sur le leadership depuis plusieurs années. Il facilite régulièrement des séances de formation et des webinaires sur le sujet, autant dans les organisations privées que publiques.
À propos de Optimum Talent
Fondée il y a plus de 40 ans, Optimum Talent est la plus importante entreprise privée de gestion intégrée des talents au Canada. Fort de l’expertise de 260 consultants répartis dans 13 bureaux à travers le Canada, Optimum Talent offre des solutions de recherche et de recrutement de cadres, d’évaluation et de développement du leadership, de gestion et de transition de carrière.
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